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Le mot qui valait 48 milliards.

Quiconque doit prendre une décision stratégique peut s’interroger : dans l’entrelacs des déterminants de cette décision, en quoi ma façon de m’en parler, et d’en parler, peut influer sur sa destinée ?

Quand nous prenons une décision, nous nous parlons à nous-même.

Qu’il soit de raison ou de déraison, de vérité ou d’émotions, mûrement réfléchi ou totalement improvisé, le langage est la trame de nos choix. Et souvent, c’est à l’intérieur de ce « formulé », d’abord à nous-même, puis aux autres, que la décision prend sa portée.

 

Prenons l’exemple du « Quoi qu’il en coûte ».

 

Voici une locution adverbiale un peu périmée devenue locution nominale d’une doctrine de crise contemporaine. Doctrine essentiellement économique, d’ailleurs, alors même que le premier usage de la formule, dans le verbatim présidentiel du 12 mars 2020, l’arrimait d’abord à l’éthique élémentaire : « Le Gouvernement mobilisera tous les moyens financiers nécessaires pour sauver des vies quoi qu’il en coûte ». Beaucoup ont oublié ce premier prononcé pour ne retenir que le second, arrivé 2352 caractères plus tard : « tout sera mis en œuvre pour protéger nos salariés et pour protéger nos entreprises quoi qu’il en coûte, là aussi. »

C’est bien sur ce second énoncé que la métonymie du « Quoi qu’il en coûte » a cristallisé, dans les médias puis l’opinion. Pourquoi celui-là et pas l’autre ? Pourquoi l’économie a-t-elle capté la formule plutôt que l’éthique ?

Risquons une hypothèse. Sauver une vie humaine, cela n’a pas de prix. Tandis que maintenir en vie une économie en a forcément un. Dans le premier cas, dire « quoi qu’il en coûte », c’est faire entendre ce que chacun sait être une évidence, surtout au moment où s’impose la crise sanitaire. Dans le second cas, dire « quoi qu’il en coûte », c’est faire basculer un modèle de gestion (ce qui n’avait d’ailleurs rien d’une évidence pour l’énonciateur).

Cette rupture a donné prise au phénomène linguistique. Lequel est devenu la capsule d’un dispositif tout entier, dont il est revenu au ministre de l’Économie (en toute logique) la tâche d’annoncer l’atterrissage à la fin de l’été. Coût du dispositif embarqué dans la phrase ? Trois pronoms + une préposition + un verbe = 240 milliards de subventions et de prêts. 48 milliards le mot.

 

Imaginons maintenant le monde sans cette formule.

 

Imaginons un instant que le précédent qui l’a probablement inspirée* n’ait pas existé. Imaginons deux secondes que l’énoncé s’en soit tenu à « tout les moyens financiers nécessaires » puis « tout sera mis en œuvre ». Tout, ça veut tout dire. Dire deux fois « tout », c’est déjà dire beaucoup, mais pas assez pour empêcher que dans la tête de chacun se conjuguent conditionnel implicite et futur incertain. Avec ce double “tout” seul, les mesures d’aide publique, et leur mobilisation par l’économie, auraient-elle eu cette ampleur inédite ?

On se souvient d’ailleurs que l’auteur du « Quoi qu’il en coûte » avait deux ans plus tôt répondu « Il n’y a pas d’argent magique » à des infirmières qui demandaient plus de moyens pour le système de santé public. Voilà comment, d’une petite phrase, les caisses de l’État se ferment pour toujours. Puis, d’une autre, elles s’ouvrent comme jamais.

 

Vertigineux pouvoir du langage…

 

Il peut, dans le moindre énoncé, déterminer la magnitude de l’action qu’il engage : depuis le zéro, jusqu’à l’infini.

Ce pouvoir, il appartient à chacun de l’utiliser. Quiconque doit prendre une décision stratégique, pour sa vie comme pour son business, peut s’interroger : dans l’entrelacs des déterminants de ma décision, en quoi ma façon de m’en parler, et d’en parler, peut influer sur sa destinée ?

* « Whatever it takes », prononcé en 2012 par le président de la Banque centrale européenne en pleine crise de la dette dans la zone euro.